En ces temps de négociation intensive entre partenaires sociaux sur la question de la flexibilité, il est de bon ton de soutenir mordicus que la lutte contre le chômage passe par plus de flexibilité. Et le mot « flexibilité » se limite à peu près exclusivement à la simplification maximale des procédures de licenciement collectif. En somme, pour diminuer le chômage, il faudrait faciliter la transformation du salarié en chômeur. Cet étrange paradoxe s’est imposé dans les esprits grâce à des raisonnements dont la rigueur logique n’est soutenue par aucune démonstration scientifique. Par exemple: le chômage est important en France parce que les entreprises ne veulent pas recruter un salarié qu’elles auraient du mal à licencier. Donc, rendons les procédures de licenciement flexibles, et le chômage baissera! Personne ne peut évidemment prouver cette affirmation – raison de plus pour la répéter en boucle, ce qui prouve qu’elle relève au mieux de l’illusion, au pire de l’erreur.
Ce sujet: la simplification des procédures de licenciement collectif occupe pourtant le coeur du projet de flexibilité qui anime la négociation interprofessionnelle « sécurisation de l’emploi ». Si l’on suit les raisonnements patronaux, les syndicats de salariés feront un grand pas dans la lutte contre le chômage en acceptant des concessions lourdes pour faciliter les fameux plans de sauvegarde de l’emploi.
Comme je suis un farouche adversaire de la flexibilité, et un fervent partisan de l’agilité des entreprises, je voudrais prendre le temps de revenir sur ce sujet en apportant quelques rappels statistiques simples.
1° faciliter le licenciement collectif, c’est lutter contre le chômage…
Pour examiner la validité de cette assertion, je crois tout à fait pertinent de produire les statistiques officielles de Pôle Emploi sur les motifs d’inscription au chômage:

J’aime bien ce tableau, parce qu’il modifie complètement la représentation collective du chômage. En effet, le chômage est ordinairement analysé en stock: il y a aujourd’hui 2,8 millions de chômeurs au sens du BIT en France. La comptabilité du stock renseigne assez mal, en fait, sur la dynamique de l’emploi en France et nourrit l’idée que près de 3 millions de Français guettent paresseusement le passage d’un cheval au pied de leur immeuble pour trouver un travail sous un de ses sabots.
En adoptant la comptabilité par flux, le regard est différent. Ainsi, en 2009, 6 millions de Français se sont inscrits à Pôle Emploi (et 5,35 millions en sont sortis…). Ce chiffre est tombé à un peu moins de 5,9 millions en 2010 (pour 5,65 millions de sorties), et a quasiment stagné en 2010 (pour 5,56 millions de sorties). En comparant les flux d’entrées selon les années, et en comparant les entrées et les sorties, on mesure mieux, me semble-t-il, la proportion de chômeurs qui retrouvent un travail et on bat en brèche plus efficacement les théories faciles sur la prétendue paresse des intéressés.
Surtout, en analysant les causes d’inscriptions à Pôle Emploi, l’illusion, voire l’erreur, d’une lutte contre le chômage par la flexibilité apparaît rapidement. En effet, les licenciements économiques ne constituent qu’une part très marginale des causes du chômage: en moyenne 3% seulement des personnes qui s’inscrivent à Pôle Emploi en ont été victimes.
Le licenciement en général ne constitue qu’une part marginale de l’entrée au chômage: globalement, moins de 15%.
Les causes majoritaires du chômage sont: les fins de CDD ou d’intérim (30% des causes d’inscription à Pôle Emploi en moyenne) ou « les autres cas », notamment les ruptures conventionnelles ou des motifs inconnus (40% des cas).
En poussant l’analyse à l’extrême, on pourrait donc affirmer, en posant le principe que le CDD ou l’intérim sont des formes d’emploi flexibles, que la principale cause du chômage, c’est la flexibilité…
Je laisse chacun libre de se forger son opinion sur le sujet. En attendant, difficile de conclure autrement que par cette certitude: faciliter les licenciements collectifs n’aura pas d’effet sur le chômage.
2° le marché du travail, en France, est rigide
Pour rebondir sur ce qui vient d’être exposé, soulignons d’abord que les premières victimes du chômage en France sont les détenteurs d’un emploi précaire: CDD ou intérimaires. SI l’on admet l’hypothèse que la précarité de ces formes de contrat est une forme française de flexibilité, alors, on peut dire que la flexibilité ne semble guère une protection contre le chômage.
Au contraire, il existe aujourd’hui un vrai risque de voir se constituer des trappes à chômage par le développement de la flexibilité. Dans la pratique, les détenteurs d’un emploi flexible ont du mal à sortir de cette flexibilité pour stabiliser leur situation. Je connais la réponse classique à cette affirmation: supprimons la stabilité de l’emploi, et il n’y aura plus de trappe. Ce raisonnement que je ne peux m’empêcher de trouver vicieux et vicié me paraît porteur de troubles graves à long terme pour l’ordre social, dans un pays marqué par l’obsession du statut.
Mais supposons… Le tableau suivant permet de replacer l’ensemble du débat sur la flexibilité dans sa réalité statistique:

Sur près de 26 millions d’actifs en 2011, les CDI en représentent moins de 20 millions. Globalement, la proportion d’emplois réputés rigides ne dépasse donc pas les 3/4 du marché du travail. Cette proportion descend à moins de 50% parmi les moins de 24 ans.
Avec un volant de 6 millions d’actifs travaillant sans CDI, pour un total de 26 millions de personnes, faut-il considérer que le marché français du travail est rigide?
Cette question est généralement posée en comparaison avec d’autres pays. La légende veut qu’il soit beaucoup plus facile de licencier les salariés dans les pays anglo-saxons qu’en France. Ce raisonnement, par ailleurs assez juste, oublie malheureusement de rappeler que les pays anglo-saxons fonctionnent avec un système de contrat unique de travail, qui ne différencie pas les durées déterminées et les durées indéterminées. Cette dichotomie bien française est effectivement notre réponse nationale à la question de la flexibilité.
Les défenseurs du système me répondront que 3/4 des actifs protégés par un contrat de travail en béton armé, ça s’appelle de la rigidité. J’accepterais l’objection si, depuis 2008, n’existait en droit français le principe de la rupture de contrat sans motif, appelée rupture conventionnelle. Elle me semble – et son succès grandissant le confirme – une réponse suffisante et équilibrée à la question de la flexibilité.
Il me semble qu’à l’époque où l’accord interprofessionnel créant cette formule fut signé, les représentants patronaux ne disaient pas autre chose. Si certains en doutent, une petite piqûre de rappel s’impose:
Ce petit rappel ne me semblait vraiment pas inutile, pour rappeler qu’entre le jeu de la négociation et l’analyse théorique, les enjeux et les règles sont fondamentalement différents. Les représentants patronaux sont dans leur rôle lorsqu’ils cherchent à maximiser leurs profits dans les négociations. Les experts se dévoient lorsqu’ils apportent de l’eau à ce moulin, au mépris des réalités les plus élémentaires.
En l’espèce, une fragilisation importante de la cohésion sociale aura un impact négatif à long terme bien supérieur aux bénéfices à court terme que quelques entreprises en retireront.
Les mauvais esprits auront d’ailleurs noté que, depuis la signature historique de l’accord de 2008 créant la rupture conventionnelle, le chômage n’a cessé d’augmenter…